Tant de + féminin ==> accord sur le complément ou sur « tant de » ?
Un jour, je lus dans Voltaire : « Tant d’habileté est essentielle pour exercer le métier de menuisier. » Or, j’aurais mis « essentiel », car ce n’est pas l’habileté qui est essentielle, mais d’en avoir autant.
Alors, certes, le Littré pose qu’il faut accorder avec le complément : « Jamais tant de beauté fut-elle couronnée ? » (J. Racine).
Le Robert hésite : 1) du côté du Littré: « Tant de richesse est bien belle » (Proust) ; mais aussi 2): « Tant d’indifférence et de coquetterie ne semblait pas aisé à comprendre. » (Musset). [Exemples trouvés dans les Études littéraires [https://www.etudes-litteraires.com/forum/topic46613-accord-apres-tant-de-p2.html]
Le CNRTL est prudent : « Rem. C’est le n. déterminé qui commande habituellement l’accord du verbe… »
La BDL et l’Académie sont muettes.
Qui m’aidera à comprendre la position affirmée de Littré ?
Bonjour e_magnin,
La phrase de Voltaire ne provoque aucune interrogation chez moi. C’est bien l’habileté qui est essentielle. « Tant » est la quantité . Vous aurez la même construction si vous remplaciez « l’habileté » par « des hommes », par exemple. Cela donnerait : Tant d’hommes sont nécessaires pour l’édification du bâtiment.
Je suis peut-être partiale, j’adore Voltaire. (j’ai des partiels ! Merci, Joëlle et très très contente de vous retrouver !)
Partiale ?
Selon l’office québécois de la langue française :
Lorsqu’un nom est précédé de l’expression « tant », l’accord du verbe, du participe ou de l’attribut qui le suit se fait avec le nom, et non avec tant de.
C’est l’avis du Littré, mais ce n’est pas fini…
Toujours selon l’OQLF, ce nom déterminé par tant de est généralement au pluriel lorsqu’il représente une réalité concrète et que l’idée de pluralité s’impose; il demeure toutefois au singulier lorsqu’il désigne une entité abstraite ou une réalité qu’on ne peut dénombrer.
Exemples :
– Tant d’arbres ont été brûlés au cours de ce feu de forêt.
– Ses œuvres révèlent tant de souffrance refoulée qu’il est difficile de les regarder légèrement.
Du coup, intuitivement, en tout cas pour moi, l’accord selon Littré ne me fait pas souffrir.
Tant d’habileté est essentielle pour exercer le métier de menuisier. » C’est l’habileté qui est essentielle, et comme entité abstraite, elle n’est pas quantifiable, donc pas d’accord avec « tant ».
De même, c’est la beauté qui est couronnée et non la quantité… : « Jamais tant de beauté fut-elle couronnée ? » (J. Racine).
Je ne sais pas si vous êtes convaincu…Difficile d’arbitrer entre les autorités.
Bigre ! Le vent de la révolte se lève : non seulement il s’agit de Voltaire mais nos références habituelles se contredisent. Que nous reste-t-il ? Essayons de raisonner sur des phrases qui me semblent équivalentes à celle de Voltaire et dont l’orthographe ne souffre pas discussion. Dans un cas l’accord se fait, dans l’autre non.
1) Une telle habileté est essentielle pour (….).
2) Avoir tant d’habileté est essentiel pour (…).
Ces deux phrases ont-elles le même sens ? Dans la première c’est l’habileté elle-même qui est essentielle, dans la seconde c’est le fait de la posséder. Y a-t-il une différence de sens entre les deux ? J’ai du mal à la percevoir, surtout dans le cas du métier de menuisier où l’on ne possède l’habileté requise que si on l’a acquise.
Mais, si quelqu’un trouve une nuance (ou, ce qui revient au même, un exemple où les deux phrases ne signifieraient pas la même chose), cela pourrait expliquer le choix d’accorder ou non : accorder correspondrait au sens de la première phrase, ne pas accorder à celui de la seconde.
La question ne comporte pas de phrase avec avoir ?!
Avoir tant d’habileté est essentiel pour (…) : cela ne fait aucun doute, l’accord de l’attribut se fait avec le sujet « avoir » mais « tant » n’intervient pas… ou alors quelque chose m’échappe…
Sans rentrer dans le débat (d’autant qu’à force de fréquenter ce site, je ne suis plus sûre de savoir écrire !), je dirais juste pour répondre à la question sur la différence entre les deux phrases :
1) Une telle habileté est essentielle pour (….) : il s’agit plutôt de QUALITÉ
2) Avoir tant d’habileté est essentiel pour (…) : il s’agit plutôt de QUANTITÉ.
J’essayais seulement de raisonner à partir d’équivalents de la phrase citée qui, me semble-t-il, peut être remplacée par l’une ou l’autre des phrases que j’ai indiquées. Or l’une fait l’accord et l’autre non. Histoire de comprendre quelle différence il y aurait à accorder ou non dans le cas de la phrase citée par e_magnin. Si l’on trouve une différence de sens entre les deux phrases que j’ai énoncées, alors accorder ou non dans le cas de la citation de Voltaire introduirait une nuance. Personnellement, je n’en vois pas, mais peut-être Clic a-t-elle raison : auquel cas, cela donnerait une raison au choix d’accorder ou non.
J’étais en train d’écrire mon message pendant que vous rédigiez le vôtre que je n’avais donc pas lu. Cela dit, je ne trouve pas très convaincante la différence faite par l’OQLF entre réalité concrète et entité abstraite. Mais il a au moins le mérite d’essayer de donner des raisons au fait d’accorder ou non.
Mais je vais préciser mon message.
« Tant d’habileté est essentielle pour exercer le métier de menuisier. »
Bien sûr vous avez raison. Mais l’auteur a considéré l’idée d’habileté comme prédominante.
« Jamais tant de beauté fut-elle couronnée. »
Peut-on imaginer Racine avoir écrit : « Jamais tant de beauté fut-il couronné » ? Cela serait plat. Pour Racine, c’est bien la beauté qui est couronnée, c’est la beauté qui est l’élément prépondéant.
On pourrait dire que ce n’est pas le degré qui est couronné, mais c’est bel et bien « la beauté ».
« Tant de richesse est bien belle. »
C’est le même raisonnement, ici, qui nous conduit à dire qu’il faut accorder avec le complément. « Tant de richesse est bien beau » serait bien plat. C’est bien la richesse qui est belle.
On peut analyser un autre exemple donné par votre lien :
« Tant de douceur et de tristesse embellissaient ce visage fané. »
Ici, c’est ambiguë. Mais dans l’esprit de l’auteur, c’est la douceur et la tristesse qui sont prépondérants. Il accorde bien avec le complément.
« Tant d’indifférence et de coquetterie ne semblait pas aisé à comprendre. »
L’auteur a raison. Il insiste sur le degré d’indifférence et de coquetterie. Ce ne sont pas l’indifférence et la coquetterie, c’est certain, qui ne sont pas « aisées à comprendre », c’est leur haut degré qui n’est pas aisé à comprendre.
Enfin, c’est l’auteur qui juge en fonction de ce qu’il veut exprimer.
Quant à nous, pauvres mortels, on peut « juger » aussi, mais très prudemment. N’oublions pas qu’il existe une règle.
Je pense que cette réponse explique la différence entre qualité et quantité, en parlant de degré par opposition à l’essence.
Ce qui permet d’émettre l’idée que l’orthographe (dans ce cas comme dans tant d’autres) oriente le sens de la phrase, éclaire sur ce que l’auteur a voulu dire.
L’exemple « Tant d’indifférence et de coquetterie ne semblait pas aisé à comprendre. » est parfait : en insistant sur le degré de ces attitudes méprisables (ce n’est pas mon jugement de valeur, mais ce qui est induit par le texte), l’auteur achève de clouer au pilori la personne indifférente et coquette. S’il avait insisté sur ces deux attitudes seulement, l’impact eut été moins fort.
Bon, je ne suis pas convaincu par vos arguments, Joëlle et Zully. [Ce qui ne veut pas dire que je ne finirais pas par y adhérer. Mais je dois le digérer]
Déjà, le 2e exemple de l’OQLF est contestable. « Ses œuvres révèlent tant de souffrance refoulée » : ce n’est pas le tant de souffrance qui est refoulée (sic), mais la souffrance elle-même.
Par ailleurs, je n ‘ai pas de souci avec les dénombrable, (arbres ou hommes).
J’ai tendance à accorder avec « tant », car j’ai l’intuition d’un tout. Un tel amas de = beaucoup de = tant de.
Mais écrirais-je : Beaucoup d’intelligence est essentielle pour réussir ? ou Beaucoup d’intelligence est essentiel pour réussir ?
Il est vrai, que ce faisant, j’induis l’ellipse d’un verbe : avoir/ faire…
Alors, pour l’instant, je vais me ranger du côté du Littré et de Voltaire, et demander à Musset de revoir sa copie.
Mais ça m’agace…
e_magnin, je ne comprends pas ce que vous voulez dire :
« Déjà, le 2e exemple de l’OQLF est contestable. « Ses œuvres révèlent tant de souffrance refoulée » : ce n’est pas le tant de souffrance qui est refoulée (sic), mais la souffrance elle-même. »
Vous voulez dire que le deuxième exemple est contestable ou que « c’est la souffrance elle-même » qui est « refoulée » ?
S’ il y a un exemple contestable, ce n’est certainement pas celui-là.
« Ses œuvres révèlent tant de souffrance refoulée qu’il est difficile de les regarder légèrement. »
« refoulée » est épithète de souffrance et doit être accordé sans autre forme de procès.
Encore une fois, ce n’est pas le degré qui est « refoulé », c’est la souffrance.
Intuitivement, oseriez-vous écrire « tant de souffrance refoulé » ?