Passé composé en poésie
Ma question s’adresse à vous tous.
Dans un autre sujet, Virginie K affirme que l’on ne peut pas employer le passé composé en poésie. Je ne connais pas cette règle, mais cela me semble fantaisiste.
Diriez-vous que le texte suivant est de la poésie ?
Tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux ou lâches, méprisables et sensuels ; toutes les femmes sont perfides, artificieuses, vaniteuses, curieuses et dépravées ; le monde n’est qu’un égout sans fond où les phoques les plus informes rampent et se tordent sur des montagnes de fange ; mais il y a au monde une chose sainte et sublime, c’est l’union de deux de ces êtres si imparfaits et si affreux. On est souvent trompé en amour, souvent blessé et souvent malheureux ; mais on aime, et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière, et on se dit : J’ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j’ai aimé. C’est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui.
Que met-on sous ce mot de poésie ?
La poésie est un genre littéraire, le roman, le théâtre, notamment, sont d’autres genres littéraires.
Ce genre tend « toujours à mettre en valeur le rythme, l’harmonie et les images » (TLF) (il y a utilisation ou non de la versification classique).
Dans ce sens, à l’évidence, un roman, une pièce de théâtre n’est pas de la poésie.
Mais on parle de poésie (et c’est une métonymie) quand on veut rendre compte de ce qui se rattache à ce genre. On peut dire qu’une page de roman, ou un texte de théâtre (c’est le cas ici) est poétique.
Cela signifie qu’on y rencontre un jeu sur les sons, le rythme, les images. C’est bien entendu toujours le cas dans les œuvres littéraires de qualité ; de façon plus ou moins marquée, l’auteur utilise de la langue, tout ce qui est expressif.
C’est encore pourquoi il est maladroit de dire qu’une tirade est de la poésie.
On pourra cependant qualifier un passage de particulièrement poétique; voici ce qu’en dit Delacroix :
Ce mot de poésie qu’il faut bien employer quand il est question de peinture, révèle une indigence de la langue qui a amené une confusion dans les attributions, dans les privilèges de chacun des beaux-arts
Pour ce qui concerne l’emploi du passé-composé en poésie, il y a eu déjà plusieurs réponses auxquelles je souscris.
J’ajoute seulement que -et tel est le privilège de la poésie- tout lui est permis.
Tara, Tout y est ; en tout cas, ce que je m’apprêtais à écrire :
– Pour répondre à la question, il faut déjà indiquer ce qu’est la poésie.
– Il faut distinguer le sens premier et le sens métonymique.
– La liberté du poète est très grande. Ne dit-on pas cela appartient à la liberté du poète ?
Bonjour,
Ma réponse sera brève.
On ne badine pas avec l’amour est une pièce de théâtre écrite en prose.
Quant à dire que l’on ne peut pas employer le passé composé en poésie, cela relève d’un manque évident de culture.
J’en veux pour preuve ce contre-exemple que tout le monde connaît :
Te mesurer à moi ! qui t’a rendu si vain,
Toi qu’on n’a jamais vu les armes à la main !
Dans ce distique extrait du Cid de Corneille on trouve deux verbes conjugués au passé composé.
Et ce poème de J. Prévert
Déjeuner du matin
Il a mis le café
Dans la tasse
Il a mis le lait
Dans la tasse de café
Il a mis le sucre
Dans le café au lait
Avec la petite cuiller
Il a tourné
Il a bu le café au lait
Et il a reposé la tasse
Sans me parler
Il a allumé
Une cigarette
Il a fait des ronds
Avec la fumée
Il a mis les cendres
Dans le cendrier
Sans me parler
Sans me regarder
Il s’est levé
Il a mis
Son chapeau sur sa tête
Il a mis son manteau de pluie
Parce qu’il pleuvait
Et il est parti
Sous la pluie
Sans une parole
Sans me regarder
Et moi j’ai pris
Ma tête dans ma main
Et j’ai pleuré
Jacques Prévert, Paroles, 1946
Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme cestuy-là qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d’usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son âge !
Joachin du Bellay
« Le Cid » est également une pièce de théâtre, ce n’est pas parce qu’elle est écrite en vers que cela en fait une œuvre poétique.
Poésie : Art du langage en vers, de ses rythmes et figures, par opposition à la prose.
Bonjour Cathy, curieuse question… 😮. Le prédicat selon lequel on ne pourrait pas utiliser le passé composé en poésie est évidemment faux. Les (contre-)exemples sont légion, on n’a que l’embarras du choix : « Quand avec mes haleurs ont cessé ces tapages/Les fleuves m’ont laissé descendre ou je voulais » (le premier qui me vient à l’esprit parmi des milliers d’autres). Il est en revanche exact que le passé composé est rarement employé en littérature romanesque où c’est normalement le passé simple qui est de règle (hormis pour rechercher un effet particulier — récit à la première personne et/ou dans un style enfantin, comme dans « Le Petit Nicolas » de René Goscinny). Quant au texte que vous citez (Alfred de Musset), il ne s’agit pas de poésie mais de théâtre, qui relève par définition du langage parlé (joué) et où l’emploi du passé composé est donc tout à fait normal et habituel.
Christian, Czardas et Tara,
Je vous remercie infiniment de vos réponses, qui ne manquent pas d’intérêt.
La raison pour laquelle je voulais afficher ce (célébrissime) texte ici sans ses références, c’était pour avoir l’avis de ceux qui ne savaient pas qu’il était tiré d’une pièce de théâtre, justement. Je savais que vous seriez tentés de faire le distinguo entre théâtre et poésie.
Il n’en reste pas moins vrai que ce petit extrait est considéré comme une poésie à part entière, et des générations d’élèves l’ont appris à l’école ou au collège, en tant que poésie.
Christian,
Pourquoi trouvez-vous ma question « curieuse » ?
Voici le fil de discussion dont je vous parle, où Virginie répète deux fois que l’on ne peut employer le passé composé en poésie. Quand je lui ai demandé pourquoi, elle ne m’a pas répondu, et la question me turlupinait depuis, c’est aussi simple que ça.
Vous écrivez : « le passé composé est rarement employé en littérature romanesque où c’est normalement le passé simple qui est de règle (hormis pour rechercher un effet particulier — récit à la première personne et/ou dans un style enfantin, comme dans « Le Petit Nicolas » de René Goscinny). »
Je ne sais pas d’où vous tenez ces informations, mais en littérature, tous les styles et tous les temps sont permis. Je ne vois pas pourquoi le passé simple serait de rigueur (plutôt que « de règle« ), et d’autre part je ne vois pas ce qu’un roman à la première personne changerait au temps employé :
« Longtemps je me suis couché de bonne heure » (Proust, pour ne citer que lui, excusez du peu… ).
Qu’est-ce qui empêcherait un auteur d’écrire à un autre temps ? « Je me couchais de bonne heure à l’époque où cette histoire a commencé / Je me couche de bonne heure tous les soirs, … »
Vous écrivez aussi « il ne s’agit pas de poésie mais de théâtre, qui relève par définition du langage parlé (joué) et où l’emploi du passé composé est donc tout à fait normal et habituel. »
Oui, ce texte est effectivement tiré d’une pièce de théâtre, mais la partie au passé composé ne fait justement pas partie d’un dialogue mais d’une tirade.
Czardas,
Je vous remercie de m’avoir rappelé cette merveilleuse poésie de Prévert (l’un de mes poètes préférés), je l’adore !
En revanche, je ne suis pas tout à fait d’accord avec vous, la poésie n’est pas forcement opposée à la prose, et il existe des poèmes en prose justement.
« Il s’agit d’un texte en prose bref, formant une unité et caractérisé par sa « gratuité », c’est-à-dire ne visant pas à raconter une histoire ni à transmettre une information, mais recherchant un effet poétique »
Christian,
Vous semblez confondre « vers » et « rimes ».
Aucune règle n’exige que des vers riment.
Il existe même ce qui s’appelle des « vers libres » : Un vers libre est un vers qui n’obéit pas à une structure régulière : ni mètre, ni rimes, ni strophes. De son côté, le vers traditionnel observe un nombre fixe de syllabes par vers et de vers par strophe.
La poésie de Prévert, que nous cite Czardas ici, en est un exemple parfait.
Tara,
Je suis vraiment de votre avis, en poésie comme en littérature ou tout autre style littéraire, TOUT EST PERMIS !
D’un autre côté, vous écrivez : « Dans ce sens, à l’évidence, un roman, une pièce de théâtre n’est pas de la poésie. »
Une pièce de théâtre n’est pas une poésie, effectivement, mais je suis désolée de vous contredire, une pièce de théâtre, une chanson, un roman, peuvent être considérés comme de la poésie.
Définition du CNRTL : La poésie : Genre littéraire associé à la versification et soumis à des règles prosodiques particulières, variables selon les cultures et les époques, mais tendant toujours à mettre en valeur le rythme, l’harmonie et les images.
Si vous lisez à haute voix l’extrait que je cite, vous vous apercevrez qu’il correspond en tous points à cette définition.
Il existe des genres littéraires, Cathy, on ne peut nier l’évidence.
La poésie est un genre littéraire.
Je ne sais pas trop ce qu’est « une poésie ». Un poème, à coup sûr, mais il vaut certainement mieux employer ce terme, plus précis.
Qu’il y ait des passerelles, des fondus-enchaînés entre les genres, c’est très juste et il ne pourrait en être autrement : il s’agit toujours de littérature.
Tel poème de Verlaine rapporte les paroles de deux personnages
Dans le vieux parc solitaire et glacé,
Deux spectres ont évoqué le passé.
– Te souvient-il de notre extase ancienne ?
– Pourquoi voulez-vous donc qu’il m’en souvienne ?
– Ton cœur bat-il toujours à mon seul nom ?
Toujours vois-tu mon âme en rêve ?
Certains poèmes sont narratifs. Je pense notamment à Prévert ou à Victor Hugo (et à bien d’autres). Le Mendiant, par exemple, commence ainsi :
Un pauvre homme passait dans le givre et le vent.
Je cognai sur ma vitre ; il s’arrêta devant
Ma porte, que j’ouvris d’une façon civile.
N’avons-nous pas ici le début d’un récit ?
Dans Phèdre : Ariane, ma soeur, de quel amour blessée Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée ! est pure poésie. Mais… c’est du théâtre!!
Je ne citerai aucun exemple pris dans le genre romanesque , mais chacun a présent à l’esprit certains dialogues de facture quasi théâtrale et certaines pages de ton nettement poétique.
Pour ne pas me répéter, je ne peux ici que renvoyer ici à ce que j’ai écrit dans mon premier message :
Quand on emploie le mot « poésie », il faut savoir de quoi on parle : du genre ou de la fonction poétique du langage ?
Une tirade de théâtre reste du théâtre même si l’auteur utilise (peu ou prou) la fonction poétique du langage. De même, un poème reste un poème, même s’il utilise du discours, etc.
Remarque : oui, bien sûr Cathy, on ne confond pas versification et poésie.
Cathy Lévy
Le texte ne s’est pas affiché je vous le redonne ici : Tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux ou lâches, méprisables et sensuels ; toutes les femmes sont perfides, artificieuses, vaniteuses, curieuses et dépravées ; le monde n’est qu’un égout sans fond où les phoques les plus informes rampent et se tordent sur des montagnes de fange ; mais il y a au monde une chose sainte et sublime, c’est l’union de deux de ces êtres si imparfaits et si affreux. On est souvent trompé en amour, souvent blessé et souvent malheureux ; mais on aime, et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière, et on se dit : J’ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j’ai aimé. C’est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui.
Cathy Lévy
Décidément, ça ne fonctionne pas.
Vous trouverez le texte ICI