les yeux grand fermés ou les yeux grands fermés
les yeux grand fermés ou les yeux grands fermés
Voilà une question qui mérite quelques nuances.
Je ne traiterai ici que la question « des yeux grand(s) ouverts » car l’expression « des yeux grand(s) fermés » m’échappe quelque peu (il s’agirait en effet de « grands yeux » fermés et l’accord de « grands » avec « yeux » ne poserait a priori guère de difficulté).
Commençons par le plus simple.
Dans l’expression « des yeux grand(s) ouverts », ce ne sont bien sûr pas les yeux qui sont grands. Donc « grand » ne se rattache ici pas à « yeux ». « Grand » se rattache ici à « ouverts ». C’est l’ouverture des yeux qui est grande.
« Grand » détient ici une valeur adverbiale. L’accord « des yeux grand ouverts » se justifie ainsi pleinement.
Mais l’histoire est complexe, car la valeur adverbiale de ce mot a souvent été oubliée et l’accord s’est répandu dans bien des cas.
Si vous pouvez défendre cette position, alors n’hésitez pas : dites « des yeux grand ouverts ».
Si vous n’avez pas le temps et que vous sentez que ça devient socialement compliqué d’expliquer tout ça, baissez le regard et dites « des yeux grands ouverts ».
« Les yeux grands fermés » veut dire que « les yeux, qui sont grands, sont fermés »
« Les yeux grand fermés » veut dire que « les yeux sont grandement fermés »
Donc tout dépend de ce que vous voulez dire.
Bonjour patrickjean,
Quand grand se rapporte à l’adjectif ouvert, il prend une valeur d’adverbe.
Il s’agit ici d’une exception à la règle qui veut que les adverbes soient invariables, puisqu’en effet grand s’accorde généralement en genre et en nombre avec l’adjectif.
Vous pouvez donc écrire « des yeux grands ouverts », mais la forme « des yeux grand ouverts » se trouve également dans la littérature.
Par contre, je ne pense pas qu’on puisse avoir des « yeux grand(s) fermés » ! S’ils sont fermés, on ne les voit pas !
Eyes wide shut : le titre du dernier film de Stanley Kubrick n’a pas reçu de traduction française. Elle aurait servi de référence !
Dans le sens attendu de grandement, l’adjectif grand a une fonction adverbiale et devrait rester invariable. Las ! il fait partie d’une petite liste d’exceptions avec « bon » et « frais » (certains ajoutent « large ») et s’accorde en genre et nombre :
— Ils sont arrivés bons premiers ;
— Des branches fraîches coupées ;
— Des portes larges ouvertes ;
— … et des yeux grands fermés.
Passionnant! Merci à vous tous.
Merci à tous ; l’expression « les yeux grand fermés » est une façon de caractériser ceux qui ne veulent vraiment pas voir !
Pour aller un peu plus loin, je propose ici d’apporter un éclairage un peu moins formel sur le sujet.
La notion d’« exception grammaticale » est en effet toujours délicate à manier. On ne saurait à cet égard justifier des accords malvenus simplement au motif qu’il s’agirait d’exceptions.
Dès lors qu’un accord ne se justifie pas, il convient de s’interroger sur la notion d’exception.
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Ainsi, au vu des éléments que j’ai pu développer plus haut, l’ajout d’un « s » à l’adverbe « grand » dans l’expression « les yeux grand ouverts » ne se justifie guère grammaticalement.
En revanche, pour des questions de prononciation, on pourrait ici alléguer l’intérêt de faciliter la liaison entre « grand » et « ouverts ». Il peut en effet sembler moins « dérangeant » de prononcer [les yeux grand-z-ouverts] que de prononcer [les yeux grand-ouverts].
Cette « gêne » se justifierait ici simplement par l’envie de trouver ici l’adjectif « grands » plutôt que l’adverbe « grand ». Il s’agirait d’une sorte d’attraction liée à la rareté de l’emploi de « grand » comme « adverbe ».
En réalité la prononciation [grand-ouvert] est tout aussi aisée que celle de [grand-z-ouverts] et ne pose pas difficulté.
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On qualifierait ici ce « s » de « ‘s ‘ euphonique » (c’est-à-dire destiné à faciliter la prononciation).
Ce « s » euphonique devrait alors normalement être distinct du mot dont il modifie la prononciation : on devrait ainsi a priori écrire « grand-s-ouverts » au lieu de « grands ouverts », comme dans « va-t-il venir ». Mais ici l’attraction de l’adjectif « grand » est trop forte, et donc le « s » vient se coller naturellement à l’adverbe « grand », comme s’il s’agissait de l’adjectif.
Au final, on obtient alors l’expression « les yeux grands ouverts », avec un « s » euphonique collé au « d » de l’adverbe « grand ».
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Il ne s’agirait donc ici guère d’une exception grammaticale, mais d’une simple justification phonétique, par « désir » (par attraction) de voir ici l’adjectif « grands », au lieu de l’adverbe « grand », et ce en raison même de la rareté de l’emploi de « grand » comme adverbe.
On ne peut toutefois pas justifier l’accord dans « ils sont bons premiers« , par des raisons phonétiques, puisque, avec ou sans « s » la prononciation ne change pas.
patrickjean a dit :
« L’expression ‘les yeux grand fermés’ est une façon de caractériser ceux qui ne veulent vraiment pas voir ! »
Vu sous cet angle, je trouve que l’expression « les yeux grand fermés » est, en effet, des plus pertinentes.
C’est une figure de style intéressante qui éveille les sens. De telles associations paradoxales, lorsqu’elles sont intentionnelles et aussi judicieuses, piquent l’esprit, et c’est un plaisir que de pouvoir y goûter.
Merci patrickjean pour ce présent.
L’Académie répond ainsi à la question :
«Grand employé adverbialement est le plus souvent variable dans des formules comme : ouvrir la porte toute grande ; ouvrir toute grande la porte ; les portes sont grandes ouvertes ; des rideaux grands ouverts ; les yeux grands ouverts. Cependant, on ne doit pas considérer l’invariabilité comme fautive : elle n’est pas rare à l’écrit.»
https://www.academie-francaise.fr/roxane-d-france