Conjecture / conjoncture
Dans la phrase du texte « Les Caractères « , souvent citée de La Bruyère :
Toute confiance est dangereuse si elle n’est entière : il y a peu de conjectures où il ne faille tout dire, ou tout cacher. On a déjà trop dit de son secret à celui que l’on croit devoir en dérober une circonstace.
Si la conjecture est une supposition, je n’arrive pas à en trouver le sens dans la phrase. Le moment où l’on s’épanche correspond à une « situation », un concours de circonstances, et pas à une supposition. J’ajoute que « une circonstance » me pose aussi des questions. C’est peut-être la clef…
Puis-je vous demander de m’éclairer ?
1. Levons d’abord les doutes sur le mot objet du débat ; il s’agit bien de « conjecture » et non de « conjoncture ». Les deux mots existaient bien au milieu du XVIIe siècle, mais leurs sens étaient déjà bien distincts et La Bruyère était trop fin écrivain pour les confondre. Il est vrai qu’on trouve hélas sur la Toile des citations erronées, mais les outils de vérification ne manquent pas.
2. Le mot conjecture, directement issu du latin, avait un sens proche de celui de nos jours : idée, construction intellectuelle, mais aussi hypothèse, cas.
3. Comme de nombreuses citations, la sentence perd de sa clarté sortie de son contexte immédiat ou de son environnement général. Voir ici le texte 81 qui suit dans Les Caractères et qui en éclaire l’esprit.
4. Sens : la phrase pourrait se reformuler comme suit :
Toute confiance accordée à quelqu’un est dangereuse si elle n’est entière : il y a peu de cas où il ne faille tout dire, ou tout cacher. On a déjà trop dit de son secret à celui à qui l’on croit devoir en dérober une partie.
Le texte 81 explicite mieux la chose : si l’on décide de confier un secret, il faut le faire entièrement et en connaissance de cause, sans penser qu’en retenir des éléments empêchera de le divulguer car nombreux sont ceux qui le révèleront malgré eux.
La concision de la langue du XVIIe siècle est remarquable (voir les maximes de La Rochefoucauld) mais demande du doigté et de l’attention. Même si la « morale » en est souvent proche de notre époque…
Bonjour Zully.
Votre réflexion a dû été partagée par nombre de personnes qui, elles-mêmes déroutées, ont modifié la citation en remplaçant conjecture par conjoncture.
Je vous livre le résultat de ma réflexion.
Conjecture et conjoncture n’ont pas la même origine étymologie et ne peuvent donc pas avoir eu un sens approché, même au XVII° siècle.
Une conjecture est une « Opinion fondée sur des probabilités ou des apparences« . (Le Robert)
La Bruyère ne voulait-il pas dire que lorsque l’on émet une opinion, construction intellectuelle personnelle, supposition basée sur son vécu et ses convictions, celle-ci dévoile nos propres idées ou les dissimule totalement ? Ainsi, en donnant son avis, soit on se dévoile totalement, en toute confiance, soit on ment en dissimulant toute pensée personnelle.
L’emploi de « circonstances » peut faire référence à son emploi vieilli de « détail ».
J’attends l’avis des autres contributeurs à ce site.
Je vous remercie de vos deux réponses. Je suppose, comme PhL, que bien des personnes ont « traduit » en lisant.
Avant de formuler mon étonnement, j’ai consulté le plus ancien dictionnaire dont le dispose, un Larousse universel en deux volumes de 1922 et qui dit sous conjecture : présomption, supposition, opinion fondée sur des probabilités.
Maintenant que Chambaron parle de « cas », la phrase prend tout son sens. Ce « cas » est bien une « situation », une circonstance, un moment… ?
« Conjecture » considéré sous cet angle, j’ai regardé , juste pour le plaisir, « conjoncture » dans le même ouvrage, je trouve : concours de circonstances, occasions : il y a peu de conjonctures où il ne faille tout dire ou tout cacher . Le nom de l’auteur de la citation n’est pas mentionné.
Alors, là !
En ce qui concerne « circonstance », mon dictionnaire ne m’a pas été d’une grande aide non plus.
Quoi qu’il en soit, Chambaron, vous m’avez bien éclairée. J’espère ne pas avoir froissé La Bruyère…
Conjoncture est de la même formation que conjonction, plus facile à saisir : conjonction d’éléments, conjonction de subordination. Il s’agit de situations au « confluent » de diverses sources, d’où la fameuse « conjoncture économique », état mouvant résultant de nombreux paramètres à un moment donné.
Bonjour Zully,
J’arrive comme la cavalerie, après la bataille, mais je vois que vous avez eu d’excellentes réponses. Il faut reconnaître que la langue du XVIIe est magnifique mais commence à nécessiter de nos jours quelques précisions.