Compléments de lieu dans un récit au passé
Bonjour,
Dans un texte au passé (par exemple : « il était arrivé ici »), n’est-ce pas étrange de mettre « ici » ? Moi j’aurais mis « là ». Mais je ne trouve aucune info à ce sujet. Est-ce une erreur d’écrire « ici » ou non ? Merci beaucoup et belle année !
Lola
Oui. « ici » est ce qu’on appelle un déictique.
Les déictiques sont des termes (pronoms personnels ou démonstratifs, adverbes de lieu ou de temps, déterminants ou pronoms possessifs ou démonstratifs) qui ne prennent leur sens que dans le cadre de la situation où ils sont énoncés.
Ici, là, hier, maintenant sont des déictiques.
Il faut, dans un récit au passé être explicite.
Il arriva près de moi/ chez nous/ sur le quai/…
Bonjour,
Ici signifie quelque chose comme à cet endroit, c’est donc un démonstratif, et en tant que tel, il peut avoir un emploi anaphorique (ou pseudo-anaphorique, puisque Kleiber par exemple y voit même dans ces cas-là un déictique), ce qui explique que cet emploi se trouve aisément dans les récits et non seulement dans les discours.
(Par ailleurs, ce n’est pas le passé l’élément déterminant, on peut aussi avoir – dans un récit – des énoncés avec ici + présent, des exemples ici.)
Ici, déictique, peut se mettre dans un récit (=au passé).
Vous avez raison. La règle générale est que le « ici » du discours, du dialogue, devient « là » dans le récit.
[La différence correspond souvent à « présent/passé » parce que le discours est souvent au présent et que le récit est souvent au passé, mais pas toujours :
— Mon père arriva ici en 1950 : discours faisant mention de faits passés
— Et Jésus est là au milieu de ses disciples : récit écrit au présent
Donc vous pouvez retenir les associations « discours/ici », et « récit/là » plutôt que celles que avez suggérées en simplifiant trop « présent/ici » et « passé/là ». Mais on parle bien de la même chose.]
La construction classique, autant dire la règle, est :
— « Jusqu’ici ça va », disait Lulu : discours direct, en situation
— Lulu disait que jusque-là ça allait : récit
Le « ici » existe pour l’énonciateur (l’écrivain), ou les protagonistes de l’histoire (le narrateur et les autres personnages dans les dialogues).
Si les deux sont bien dissociés, l’écrivain écrit dans sa préface « je me suis installé ici dans mon bureau pour vous écrire une histoire » et poursuit « le ministre se tenait là, dans son bureau… », et fait dire au ministre « rejoignez-moi ici dans mon bureau ».
L’exception, c’est seulement quand les deux plans se rejoignent, que le guide raconte l’histoire sur le lieu de l’événement : « Brutus assassina Napoléon ici ».
Vous trouverez dans les livres récents de nombreux exemples du type : « il était arrivé ici difficilement ; il repartirait demain ; il pouvait maintenant se reposer ; en ce moment le nuits étaient fraîches ». Cette façon d’écrire est assez défendue sur ce site. Cela consiste à intégrer dans le récit l’approche subjective du personnage. Cette figure de style porte probablement un nom, mais la grammaire enseignée classiquement dit encore que l’utilisation du déictique là où l’anaphorique est attendu est bien une erreur, comme vous le pensez.
Enfin, je lis les trois réponses avant la mienne :
* « Ici » et « là » sont tous les deux des déictiques, selon Tara. Oui si on parle d’éloignement (je suis ici et je vais là) ; mais on a bien compris que ce n’est pas de ce « là » que vous parlez ; vous parlez d’une différence entre « je suis fier d’être ici pour recevoir une médaille » et « il était fier d’être là pour recevoir une médaille », alors même que le « ici » de la première phrase et le « là » de la seconde phrase désignent le même endroit.
* A priori, « ici » n’a pas d’emploi anaphorique, contrairement à ce que phil-en-trope tente de démontrer au moyen d’un lien le contredisant et parlant clairement de déictique. Quant au « ici + présent » qui n’est pas rare, c’est exactement ce que vous dites ; c’est au contraire le « ici + passé dans un récit » que vous contestez ; il a totalement inversé votre question.
* C’est par principe l’anaphorique qui convient dans un récit, n’y mettez donc pas de déictique, contrairement aux conseils de Prince, qui pour une fois se trompe.
Très cher Feuillu,
L’opposition discours vs récit est pertinente concernant l’emploi déictique vs anaphorique. Les temps n’ont pas grand-chose à voir à l’affaire.
On peut trouver ici associé au présent comme au passé aussi bien dans les récits (voir ma réponse) que dans les discours :
Tu sais quoi, l’autre jour, j’ai rencontré Machin et il m’a raconté comment il était arrivé ici.
Je me demande bien comment Machin est arrivé ici, tu le sais, toi ?
Attends un peu, Machin arrive ici dans 5 minutes. (C’est un brin artificiel comme énoncé, ça suffira bien pour l’illustration.)
Je crois phil-en-trope que votre commentaire paraphrase le deuxième paragraphe de ma réponse.
Tara a raison. Il faut être précis…si on s’en tient à la théorie.
Si on s’en tient à la théorie, il faudrait employer « là » dans un récit (« ici » pouvant par contre figurer dans un dialogue). L’idéal serait de désigner directement le lieu : « Ils arrivèrent là, à l’endroit indiqué. » Ecrivons simplement : « Ils arrivèrent à l’endroit indiqué. »
Mais que faites-vous de la suspension consentie d’incrédulité ?
Quand je lis la phrase : « Les chevaliers arrivèrent ici, près du château. » Si je suis dans l’illusion, je ne m’en rendrai pas compte. Je ne croirai pas « qu’ici » désigne mon salon, où je suis en train de lire.
Imaginons un conteur, dans une pièce, qui raconte une histoire à un auditoire.
Si le conteur est mauvais et dit :
Les Spartiates arrivèrent ici, près des portes chaudes.
= L’auditoire risque de comprendre que les Spartiates sont arrivés dans la pièce où il se trouve.
Les Spartiates arrivèrent là, près des portes chaudes.
= L’auditoire comprendra que ce « là » désigne un autre endroit que la pièce où il se trouve.
Mais que se passe-t-il si le conteur est doué et que l’auditoire est captivé, pris dans l’illusion (la suspension consentie de l’incrédulité)?
Le conteur accompagne sa lecture de gestes. S’il accompagne son « là » d’un simple geste de la main, un geste démonstratif, l’auditoire va regarder l’endroit qu’il désigne.
’’Pris dans le feu de l’action’’, il peut montrer ses pieds (lieu proche) comme si, en la racontant, il revivait l’arrivée des Spartiates, comme s’il était avec eux. Il peut aussi montrer la porte (lieu éloigné).
Si le conteur est bon et que l’auditoire est captivé, pris dans l’illusion, l’emploi des mots « ici » et « là », et les lieux qu’ils désignent, n’auront plus d’importance.
La distinction récit/discours, proximité/éloignement est peut-être ici un faux problème.
J’apprécie les nuances que vous apportez Imarcq.
Je pense en effet qu’il est très important d’être précis sur les règles et fonctionnements de la langue, si précisément on veut en jouer, les transgresser (c’est tout l’art d’écrire ou de raconter) ou goûter à une lecture.
—-
[…] il ne saurait […] y avoir de style sans écart et singularité […]
« Entre nébulosité et évidence, le style d’auteur » Romantisme Jacques-Philippe Saint-Gérand
Oui, j’imagine que cette notion de suspension consentie d’incrédulité peut rejoindre celle de Vuillaume évoquée par Kleiber (développée par V. pour le temps éventuellement extrapolable à l’espace, je cite Kleiber : Il conviendrait, sur le modèle Vuillaumien des diverses temporalités […], d’aborder le problème en termes d’espaces multiples).
Afin de résumer ma réponse, je vous propose un extrait de « La Modification » de Michel Butor.
Il ne s’agit pas d’un récit au passé. Le texte est au présent, les déictiques sont nombreux et très troublants. Ce trouble est voulu.
Au début, sa lecture est troublante et l’illusion ne prend pas. Puis, paradoxalement, l’emploi du présent, du « vous » et des déictiques favorisent l’identification au personnage. C’est, selon Butor, l’effet recherché. Ecrire « ici » permet dans un premier temps de troubler les frontières entre le réel et la fiction puis dans un second temps de mieux entrer dans la fiction. Le style est entraînant et parfois plus puissant que les règles grammaticales.
« Ici, dans ce compartiment, bercés et malmenés par le bruit soutenu, par sa profonde vibration constante soulignée irrégulièrement de stridences et d’hululations en touffes épineuses, les quatre visages en face de vous se balancent ensemble sans dire un mot, sans faire un geste, tandis que l’ecclésiastique de l’autre côté de la fenêtre, avec un léger soupir d’exaspération, referme son bréviaire relié de cuir noir souple, tout en gardant son index entre les pages à tranche dorée comme signet, laissant flotter le mince ruban de soie blanche. »
Un grand merci à vous, Tara et phil-en-trope. Belle soirée ! 🙂
De rien et belle soirée également ! 🙂
Prince (archive)
Message d’origine
De ; contact@académie-française> de la part de Be… Joël Envoyé dimanche 9 janvier 2022 12 A 12 : 22 à dictionnaire@académie-française.fr
Objet : Sercice du Ductionnaire
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Objet : Questions de langue
Message : Il était arrivé ici. Est-ce correct ? Ne faut-il pas là ? (Déictique.)
Réponse :
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« Monsieur,
Tout dépend du contexte, mais cette phrase peut être parfaitement correcte.
Cordialement et bonne année,
Patrick Vannier
Service du dictionnaire »
(P. V. est agrégé de grammaire et chef du service du Dictionnaire.)