Une remarque, plus qu’une question
Bonjour,
Depuis quelques années, on entend souvent improprement le substantif « espèce » mis au masculin, dans des tournures comme : « c’est un espèce de requin qui a surgi de l’eau« . Comme si le masculin de requin se répercutait sur le mot précédent.
Il me semblait que c’était une faute assez récente, et qui touchait exclusivement des mots comme « espèce » ou « sorte » (plus rarement). Or je trouve dans C’est Mozart qu’on assassine, de Gilbert Cesbron, qui date de 1966, cette phrase qui me semble participer du même principe : »Il faudra que je fasse ramoner cette diable de cheminée. »
Bien sûr, le genre est fautif, mais finalement, je m’interroge sur la linguistique plus que sur l’orthographe, et peut-être la langue va-t-elle évoluer dans ce sens…
Amicalement,
Karine
Merci Marcel. Très intéressant !
Merci Tara. 🙂
Peut-être une piste pour mon 1) : quand l’article détermine le N1 et non le N2, le N1 garde son sens premier et sa valeur substantive ; on peut alors gloser avec le N1 en fonction d’attribut :
Ma canaille de frère = Mon frère est une canaille.
Mon monstre de sœur = Ma sœur est un monstre.
Lorsque l’article détermine le N2, on constate que le N1 a perdu son sens premier, la glose où il est en fonction d’attribut n’est plus possible, en revanche on peut lui substituer un adjectif, ce qui confirme la valeur/fonction adjectivale de ce substantif :
Un vache de gueuleton ≠ Ce gueuleton est une vache ≃ Un super gueuleton .
Une diable de pluie ≠ Cette pluie est un diable ≃ Une satanée/maudite/ pluie.
De même avec un référent humain :
Cette diable de femme ≠ Cette femme est un diable ≃ Cette curieuse / fichue femme…
En revanche fonctionne avec diablesse > Cette diablesse de femme = Cette femme est une diablesse. Et avec diable + homme, l’énoncé est ambigu : Cet homme est un diable / Ce fichu bonhomme.
Espèce de dans son sens non premier a valeur d’adjectif :
Une espèce de requin a surgi de l’eau ≠ Ce X est une espèce de requin,
Une espèce de sardine a surgi de l’eau ≠ Ce X est une espèce de sardine, mais
Ce X est un vague requin / Ce X est une vague sardine.
On pourrait donc à la limite conclure que dans ce cas, la forme déterminant féminin + N2 masculin est de l’hypercorrection.
Votre remarque est pertinente et l’exemple de Cesbron vient confirmer ce que de nombreux linguistes avaient déjà remarqué : la langue a employé depuis longtemps espèce (et donc certains autres mots de cette catégorie) avec le genre du complément de nom qui suit. Voir dans ce billet une liste d’exemples relevés chez des auteurs de renom depuis le XVIIIe siècle.
La pérennité sur plusieurs siècles de ce que l’on peut considérer comme une anomalie grammaticale laisse perplexe. On peut y voir une forme d’archaïsme par lequel la langue perpétue l’origine latine du mot espèce au sens de « apparence » (species ) un peu différent de celui de « catégorie » qu’il a pris ensuite.
Une rapide recherche sur « une diable de » montre le même phénomène intrigant. On trouve aussi des exemples de « un sorte de » dans des ouvrages dont le sérieux n’est pas en cause.